« The science we need for the ocean we want » (« la science dont nous avons besoin pour l’océan que nous voulons ») est le slogan de la Décennie des sciences océaniques pour le développement durable (2021-2030), portée par la Commission océanographique intergouvernementale (IOC) de l’UNESCO. Cette formule, reprise dans le titre du rapport publié par l’IOC en 2020 [1], en résume la vision et la feuille de route. Proclamée par les Nations Unies le 5 décembre 2017 et confiée à l’UNESCO, cette décennie vise à mobiliser la communauté internationale autour des enjeux liés à la connaissance, à la gestion et à la protection des océans. Forte de 150 États membres, l’IOC a pour mission principale de renforcer la coopération scientifique internationale et de promouvoir les technologies innovantes reliant la science de l’océan aux besoins de la société. L’ambition est ainsi double : nourrir l’action politique internationale par des connaissances scientifiques solides, tout en encourageant le développement d’une recherche océanique ouverte, collaborative et tournée vers les défis contemporains.
Après une première Conférence des Nations unies sur les Océans (UNOC) à New York en 2017 puis une deuxième à Lisbonne en 2021, qui se sont toutes deux conclues sur des promesses étatiques sans accords contraignants, la France et le Costa Rica ont décidé de coorganiser, du 9 au 13 juin 2025 à Nice, une troisième UNOC. Les organisateurs de cette nouvelle édition ont mis en avant la volonté d’intégrer plus directement les savoirs scientifiques, traduits en recommandations pour alimenter les discussions politiques. Pour la première fois, juste avant l’UNOC, a ainsi été organisé un congrès scientifique, le One Ocean Science Congress (OOSC). Ce congrès s’est également tenu à Nice, du 3 au 6 juin 2025, dans les lieux-mêmes destinés à accueillir la conférence diplomatique, et a débouché sur un manifeste [2]. Ecrit par les organisateurs et les membres de la commission scientifique de la conférence, le manifeste comporte des recommandations scientifiques pour les dirigeants politiques qui seront présents à l’UNOC. Tous les scientifiques de l’OOSC ont été appelés à signer ce manifeste.
En tant qu’étudiante en sciences et politiques de l’environnement, avec une approche centrée sur les relations internationales, je m’intéresse particulièrement aux plateformes situées à l’interface entre science et politique. J’observe et tente de comprendre le rôle que joue la science dans les discussions politiques sur le climat : comment certaines études scientifiques sont sélectionnées, interprétées, mobilisées par les décideurs publics, et en retour, quelles décisions influencent les priorités de recherche. Dans ce cadre, j’ai notamment étudié l’intégration de la biogéochimie dans les négociations de la Commission pour la conservation des ressources marines vivantes de l’Antarctique (CCAMLR) [3]. J’ai mené une analyse sémantique comparative des documents scientifiques, des discours institutionnels et des textes de traités, afin de mettre en lumière la place que cette discipline prend (ou non) dans les dynamiques de gouvernance. Ayant également travaillé brièvement dans le système onusien – à l’Association française pour les Nations unies (AFNU) et auprès de l’unité scientifique de l’UNESCO – je m’intéresse aux mécanismes par lesquels les organisations internationales fixent certains objectifs scientifiques globaux, tout en s’appuyant sur les résultats de la recherche pour construire leurs programmes d’action.
Étant donné que peu ou pas d’études biogéochimiques étaient présentées à l’OOSC, j’ai abordé cette semaine d’observation sans angle d’attaque précis. Je me suis rendue à diverses conférences sur des sujets variés (mCDR, solutions basées sur l’océan, technologies, connectivité marine, savoirs indigènes, financements de la recherche, gouvernance et gestion, développement des capacités, liens entre science et politique, accords juridiques internationaux). Mon observation s’est portée sur le discours et les présentations des conférenciers. J’espérais observer la construction d’une nouvelle diplomatie scientifique. Quelle est cette science dont « nous » avons « besoin » et comment est-elle portée ? Comment est-ce que les scientifiques expriment leurs idées pour influencer les politiques ? Durant les conférences, j’ai pris en note les discours des intervenants, en essayant de retracer fidèlement leurs expressions. Sans rentrer dans la technicité des conférences qui diffèrent d’un sujet à l’autre, d’une discipline à l’autre, j’ai commencé à dégager des thématiques communes, notamment le partage des données et l’importance de la collaboration.
Figure 1 – Session d’ouverture – Photo prise à la fin de la session d’ouverte de l’OOSC. Nous y voyons des écrans affichant « the science for a thriving ocean » (la science pour un océan prospère) 03.06.2025
En inserant mes notes, corpus de plus de 15 200 mots, dans le logiciel en ligne Free World Cloud Generator, j’ai généré un nuage de 50 mots (figure2. Ce nuage de mots repose de fait, du fait du corpus textuel sur lequel je me suis appuyée, sur ma compréhension des discours – plutôt qu’il ne reflète leur exact contenu. Celui-ci est donc de fait situé, mais permet de donner un premier aperçu de la façon dont ces discours peuvent être reçus.
Figure 2: nuage de mots reflétant les discours de l’OOSC 2025
Sans surprise, les termes les plus employés sont « ocean » (océan) et « science » (science), confirmant la thématique principale du congrès autour des sciences de l’océan. Plusieurs thématiques communes se dégagent, qui n’étaient bien souvent pas le centre des présentations des intervenants, mais ont émergé comme des sujets et pistes d’amélioration de la recherche scientifique, afin de mieux renseigner les politiques publiques.
Tout d’abord, nous observons la récurrence de l’évocation des « data » (données), qui reflète des discours appuyant l’importance des données et la nécessité de récolter plus de données. Cela passerait notamment par davantage d’infrastructures et de moyens financiers. Les discours militent également pour des données libres d’accès. Nous remarquons également le terme « knowledge » (savoir) qui se réfère tout aussi bien aux connaissances acquises qu’aux savoirs traditionnels, notamment des populations locales et indigènes. Nous décelons ici la volonté de considérer et concilier tous les types de savoirs, qu’ils émanent de découvertes scientifiques anciennes ou nouvelles, ou bien, qu’ils soient traditionnels. Cette mise en avant peut constituer un indice de la porosité entre le multilatéralisme onusien et la conférence scientifique dans la mesure où la mise en avant des savoirs locaux et autochtones est habituellement bien moins systématique parmi les communautés de recherche les plus représentées dans le .
L’invocation récurrente de la « collaboration » (collaboration) constitue un autre trait saillant de cette extraction « sur le vif », comme en témoigne l’usage récurrent de termes appartenant à son champ lexical, tels que « partnerships » (partenariats), « agreement » (accord) ou encore « sharing » (partage). Ce besoin de collaboration appuyé par les intervenants est par ailleurs décrit comme un objectif du congrès avec la volonté de faire « one » (un), une unité, un océan. Cela pose la question de l’emploi par les scientifiques des termes liés à la collaboration. Est-ce que les scientifiques se réapproprient le vocabulaire et les idées politiques des organisateurs de la décennie des sciences océaniques en espérant faciliter l’appréciation de leurs travaux ? Ou est-ce que les objectifs de la décennie ont émergé à la suite des demandes de la communauté scientifique ? Il pourrait également s’agir d’un mélange des deux.
Si beaucoup d’intervenants semblent plaider pour une collaboration, ce terme est plutôt vague et, hors contexte, dénué de sens. Cette nécessité de collaborer est la plupart du temps appuyée par le qualificatif « international » (international). Certains intervenants proposent des exercices de « capacity (building) » (renforcement des compétences), c’est-à-dire une collaboration par la construction des compétence collectives. Cependant, ces évocations nous renseignent peu sur le sens prêté au vocabulaire de la collaboration : la notion de collaboration ne renvoie sans doute pas aux mêmes pratiques selon les disciplines ou les acteurs impliqués. Pour un biologiste marin, il pourrait s’agir du partage de données sur la biodiversité ; pour un physicien, de la co-modélisation de courants océaniques ; pour un sociologue, d’un dialogue avec les communautés locales. Du côté politique, un représentant international pourrait y voir un processus de négociation, tandis qu’un membre d’ONG l’envisagerait plutôt comme une forme de mobilisation collective en faveur des océans. La science dont nous aurions besoin doit-elle reposer sur le partage d’idées et de données au sein d’une seule discipline, sur une transversalité entre les savoirs, ou encore sur une collaboration dépassant les frontières géographiques ? À ce jour, nous disposons de peu d’éléments qui permettraient d’éclairer la notion de collaboration – si ce n’est de supposer que son large emploi lui confère la valeur d’une vertu publique pour la communauté scientifique, qui mérite en ce temps et en ce lieu précis d’être accentués.
Lors d’une même session de l’OOSC, il est arrivé que deux intervenants défendent des visions très différentes de la collaboration scientifique. Par exemple, durant la Keynote Session du mercredi matin, la première de la conférence, Michelle Bender, juriste spécialisée en droit de la plaidait d’un côté pour un changement de paradigme collectif dans notre rapport à l’océan. Elle appelait à dépasser une approche anthropocentrée en reconnaissant les océans comme entités juridiques à part entière, et en développant une science non pas selon ce dont « nous » avons besoin, mais selon ce dont les océans ont besoin pour préserver leurs écosystèmes. De l’autre côté, Takashi Gojobori, du MaOI (Marine Open Innovation) Institute, biogéochimiste expert en modélisation numérique, prônait une approche centrée sur l’accumulation de données via des collaborations scientifiques massives, avec un fort investissement dans l’intelligence artificielle. La coexistence au sein du congrès de ces deux visions soulève une question importante : peut-on véritablement respecter les océans comme une fin en soi, si les outils que nous utilisons pour les comprendre sont fondés sur des modèles construits par et pour l’humain ? Ce questionnement a été formulé par un membre du public. Les intervenants ont affirmé ne pas voir d’incompatibilité entre les deux approches, sans toutefois proposer d’arguments solides pour argumenter sur la possibilité de cette conciliation.
Certes, la notion de collaboration mise en avant reste floue, mais le format de l’OOSC semble avoir été conçu pour en encourager l’émergence. À l’inverse d’une conférence scientifique classique, l’OOSC proposait des sessions organisées par thème plutôt que par discipline. Cette approche visait manifestement à encourager une étude holistique du sujet, en croisant les angles d’analyse et les profils d’intervenants, poussant chacun à s’intéresser – ou du moins à se confronter – à des domaines en dehors de leur expertise. Le pari sous-jacent est qu’en suscitant une certaine stimulation intellectuelle chez les scientifiques, cette méthode fera émerger de nouveaux questionnements et encouragera des dynamiques interdisciplinaires. De la même manière que l’océanographie et la météorologie, en se rapprochant au milieu du XIXe siècle, ont donné naissance aux sciences du climat, il s’agirait d’ouvrir la voie à une science de l’océan unifiée, conciliant – ou du moins rapprochant – les savoirs issus de différentes disciplines ayant l’océan pour objet d’étude. Une telle vision holistique, on le perçoit aisément au fur et à mesure que l’OOSC se déroule, paraît à ses organisateurs susceptible à la fois de mieux comprendre les enjeux marins et d’orienter les actions à mener.
Mais pour que cette ambition se concrétise, la collaboration scientifique ne suffit pas : une coopération politique est tout aussi essentielle. Et le lien entre la qualité de la première et celle de la seconde n’apparaît pas si clairement…
Références
[1] The United Nations Decade of Ocean Science for Sustainable Development, (2020), The science we need for the ocean we want, https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000265198/PDF/265198eng.pdf.multi
[2] IFREMER, OOSC, CNRS., One Ocean Science Congress Manifesto, (05.06.2025), https://forms.ifremer.fr/pdg/oosc-manifesto/
[3] Astruc Delor, C., Delavande, C., and Durfort, A.: Governing a resilient ocean under uncertainty: Lessons from a Semantic Analysis of Knowledge Integration and Environmental Decision-Making in the Southern Ocean, One Ocean Science Congress 2025, Nice, France, 3–6 Jun 2025, OOS2025-1180, https://doi.org/10.5194/oos2025-1180, 2025., https://meetingorganizer.copernicus.org/OOS2025/OOS2025-1180.html
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