Le chapiteau “room5” tout au fond du quai de Port Lympia, accueille le panel éolien de l’OOSC, Nice 2025.
Un doctorant américain face à la censure
Le premier intervenant est Jonathan Choi, jeune doctorant à la Duke University, représentant ses co-auteurs du Smithsonian Institute à Washington, et plus précisément du Centre de migration des oiseaux, du département de biologie de la conservation et du zoo national. Dès l’ouverture de sa présentation, Jonathan annonce qu’il lui est « formellement interdit de présenter les résultats de sa thèse » — une directive imposée par son gouvernement. Cette situation, évoquée par plusieurs chercheurs américains présents à l’One Ocean Science Congress (OOSC), a d’ailleurs été soulignée lors de la cérémonie d’ouverture du congrès, et a suscité une vive réaction des dirigeants scientifiques, mobilisés pour « sauver la science », parfois au détriment de discussions critiques sur la sauvegarde des océans.
Si cette situation relève de l’inhabituel dans le monde scientifique, Jonathan continue avec emphase son exposé et parvient à distinguer son intervention des précédentes par une véritable préoccupation pour la biodiversité. Il souligne la difficulté de concilier « une expansion massive de l’éolien offshore » et les impacts écologiques « perturbateurs » sur la faune : cétacés, chauves-souris et oiseaux. Il rappelle que les populations d’oiseaux marins ont chuté de plus de 35 % depuis 1970 aux États-Unis, et que l’implantation d’éoliennes en mer pourrait aggraver la situation, via les collisions, les translocations de populations déjà vulnérables, ou encore l’altération des routes migratoires.
Son site d’étude — le golfe du Mexique — est confronté à des menaces spécifiques rarement évoquées jusqu’alors dans ce panel : intensité du trafic maritime commercial, pêche industrielle, forages pétroliers, pollution plastique ou encore projets de bio-ingénierie axés sur la captation de carbone. Pour Jonathan, l’enjeu n’est pas tant de conquérir l’océan dans une course à l’espace maritime (voir Eolien en mer1) que de le présenter comme un milieu vulnérable à préserver.
Il en appelle à une coordination des parties prenantes américaines — états fédéraux, industries, chercheurs, ONG — afin de mettre en place une approche basée sur le « cumul d’impacts » environnementaux. Il rappelle pour finir que le golfe du Mexique, haut-lieu de l’industrie pétrolière, représente à la fois une source majeure de perturbations écologiques et un bastion de résistance aux énergies renouvelables.
En vert l’éolien en mer “opérationnel”, en orange l’éolien en mer “en cours de construction”, en orange l’éolien en mer “planifié”. Source: https://globalenergymonitor.org/projects/global-wind-power-tracker/tracker-map/
Modéliser l’éolien : mathématiques et écosystèmes
L’intervenant suivant, Yansong Huang, est doctorant en écologie scientifique, et représente un collectif de chercheur.e.s français.e.s [1]. Son approche repose sur une modélisation mathématique des interactions trophiques afin de prédire les effets de l’éolien offshore sur les écosystèmes marins. Je connais déjà les travaux de son directeur de thèse Ghassen Halouani, chercheur spécialisé dans la modélisation des « impacts anthropiques » en mer (pêches, changements climatiques, aquacultures, éoliens) [2]. Yansong commence par situer sa recherche, cartographies à l’appui : « En France le développement de l’éolien en mer se fait principalement en mer de la Manche », explique-t-il, plus précisément « dans l’écosystème de la Manche orientale », et « son expansion s’accélère avec en prévision une capacité projetée de 10 à 15,5 GW d’ici 2050, couvrant jusqu’à 10% de la surface marine de la zone ». Il précise l’importance d’interroger « la coexistence avec d’autres usages et d’autres activités humaines » et ancre son travail dans la prise en compte de multiples « pressions » sur les écosystèmes.
Il utilise le modèle OSMOSE, un outil à l’échelle « individuelle » et « multi-espèces » basé sur « des prédation opportunistes ». Ce formalisme mathématique permet de travailler sur le cumul d’impacts des effets de l’éolien en mer après avoir été calibré et ajusté à partir de données sur vingt ans de captures réelles issues de la zone d’étude. La « prédation opportuniste » devient plus intelligible alors, il s’agit d’un phénomène largement connu et plus communément nommé : la « pêche ». Le prédateur dans cette histoire, ce sont donc les humains pêcheurs qui capturent des poissons, des coquilles, des homards…. Les données sont qualifiées « d’opportunistes » car elles n’ont pas été collectées avec un protocole scientifique qui permettrait d’évaluer précisément les tailles de populations.
Yansong intègre également dans ses modèles l’impact des éoliennes via la remise en suspension des sédiments, ainsi que les effets acoustiques qui entraînent des comportements d’évitement chez de nombreuses espèces. Cependant, seuls les poissons semblent considérés dans la suite de son exposé.
Yansong présente ensuite différents scénarios d’ici à 2050 qu’il a mené pour comprendre les évolutions possibles de l’écosystème marin avec le déploiement de l’éolien en mer et des interdictions du droit de pêche. Il fait varier ces deux enjeux par des distances à la côte et des zones de protection de l’environnement pour l’éolien, et pour la pêche une fermeture optionnelle : uniquement pour les chalutiers, pour tous les pêcheurs ou sans restriction. Les résultats de ses simulations montrent que l’éolien en mer aura un impact négatif sur la biomasse et les captures halieutiques. Toutefois, ces effets pourraient être compensés par des restrictions de pêche. Ne seront jamais mentionnés les enjeux sociaux et de gouvernance qui accompagnent ces mesures restrictives, ni leur mise en œuvre. Quels regards portent les différentes communautés de pêcheurs sur ces possibles restrictions ? Comment participent-elles à la table des négociations et avec quel pouvoir ? Quelles sont les retombées de ces restrictions sur leurs activités (emplois, rendements, flottilles) ? Quelles sont les expressions sensibles, les retombées symboliques ou les affects liés à ces orientations politiques ? Pour n’en citer que quelques-unes…
Une vision industrielle de la transition énergétique
Claire Weller représente RWE, un conglomérat énergétique allemand présent sur plusieurs continents (en Europe, aux Etats-Unis, en Asie et dans le Pacifique). Son discours se veut résolument tourné vers l’action et la « solution » : « L’éolien offshore est un levier clé de la décarbonation mondiale […] la meilleure atténuation (mitigation) à court terme ». Elle évoque fièrement les projets en cours : 3,3 GW installés sur 19 sites européens et près de 20 GW en développement à l’échelle mondiale. Parmi les projets cités : VISKA, Kittiwakery, SEAME, SOFIA — certains situés à Thor (Danemark), au Royaume-Uni ou encore en Allemagne.
Elle détaille les engagements de RWE : « intégration à 90 % dans une économie circulaire », développement de « procédés innovants pour le recyclage du ciment » (projet RECOBER), et « formation de pêcheurs pour la maintenance des éoliennes » en mer Baltique (qu’elle formule comme une « opportunité pour les pêcheurs de devenir des producteurs d’énergie »). Elle met également en avant des projets en collaboration avec des universitaires visant à « favoriser la biodiversité marine » grâce à la création d’habitats artificiels qualifiés de « biodiversité positive innovante ».
Elle conclut sur la mise en place d’outils dits « holistiques » qui visent à « articuler enjeux économiques, environnementaux et sociaux au bénéfice des communautés locales », ambition pour laquelle RWE est financé par l’Union européenne.
L’impossible réconciliation entre biodiversité et éolien en mer ?
L’intervention finale met en lumière l’impasse actuelle dans laquelle se trouve la gouvernance européenne des espaces marins. Ben Boteler de l’Institut de recherche sur la durabilité de Potsdam en Allemagne représente une collègue de son institut ainsi qu’un autre chercheur de l’université d’Utrecht aux Pays-Bas et deux collègues norvégiens de l’Institut de recherche sur l’eau, tous et toutes travaillant au projet CrossGOV. L’exposé fait un focus sur la mer du Nord.
Ben Boteler expose les tensions profondes entre énergies renouvelables et protection de la biodiversité. Les incohérences entre les diverses directives européennes – telles que la directive RED III sur les énergies renouvelables, la DCSMM (Directive Cadre Stratégie pour le Milieu Marin), la DPEM (Directive sur la Protection de l’Environnement Marin) et le règlement sur la restauration de la nature – illustrent parfaitement cette impasse. D’un côté, la pression pour accélérer le déploiement des éoliennes offshore s’intensifie car elle est présentée comme une « solution aux objectifs climatiques européens » ; tandis que de l’autre, les écosystèmes marins, déjà fragilisés, sont de plus en plus exposés à des risques irréversibles. En somme, les ambitions de décarbonation de l’Europe semblent se heurter frontalement à la nécessité de protéger la biodiversité marine.
Les études de cas menées en Allemagne, aux Pays-Bas et en Norvège, dans le cadre du projet CrossGov, montrent des manières différentes de s’y prendre. L’Allemagne est qualifiée « de pionnière », les Pays-Bas « d’inclusifs » et les Norvégiens « de prudents ». Ben doit s’interrompre car un hélicoptère fait des manœuvres au-dessus du port et rend inaudible son exposé… Il reprend, les pratiques de calculs de cumuls d’impacts semblent varier et les résultats ne permettent pas de changer les trajectoires décidées par les industriels.
Les mécanismes de gouvernance actuels ne parviennent pas à concilier ces deux objectifs. Au contraire, ils exacerbent souvent les tensions entre les acteurs publics, les industries et les scientifiques, chacun défendant des priorités qui semblent incompatibles. L’argument selon lequel il est possible de trouver une « solution gagnant-gagnant » entre éolien en mer et biodiversité apparaît de plus en plus fragile face aux contradictions structurelles qui émergent.
La discussion collective est très courte, des 30 minutes prévues initialement il ne reste que la moitié. Si le projet BAMBOO présenté par Brigitte Vlaswinkel et sa proposition d’hybridation solaire/éolien a obtenu le plus de discussions (voir Eolien en mer1), les questions portent toutes sur les impacts de l’arrivée de l’éolien en mer, soit sur la biodiversité (oiseaux marins, nouvelle pollution lumineuse) soit sur les pêcheurs (les autres usagers ne seront pas mentionnés, ni même les habitant.es). La question finale sur les impacts s’adresse à l’ensemble des intervenant.es, ce qui occasionnera l’expression de positionnements implicites des différentes communautés rassemblées dans ce panel. Les modélisateurs appuient les incertitudes de leur modèles et le besoin de temps pour effectuer leurs recherches « pour mieux connaître ». Les représentant.es de consortiums industriels appuient aussi le développement de savoirs, mais cette fois-ci pour « guider les développeurs » et connaître la « bonne technologie à utiliser ». Bien que toutes et tous minimisent ou éludent les impacts sur la biodiversité, l’éolien et les énergies renouvelables sont présentés comme « écologiques comparés à l’industrie du pétrole », tout en rappelant « l’urgence climatique ». La musique reprend et interrompt brutalement le tour de table final, les discussions continuent sur des modalités plus informelles et privées…
Conclusion
La deuxième partie du panel éolien de l’OOSC a donc changé de ton. Elle a permis de souligner des difficultés de conciliation entre une expansion massive de l’éolien en mer et la protection tant de la biodiversité marine que de la pêche locale – sans pour autant que les territoires sur lesquels se déploient matériellement ces technologies accèdent à une visibilité minimale, par l’évocation des usages, des expressions des communautés habitantes, des liens et des formes d’attachement aux lieux transformés par ces technologies. Si les intervenant.es précédent.es présentaient l’éolien en mer comme une solution idéale à la décarbonation et prônaient le développement de technologies hybrides dans une course à l’espace océanique accrue, des discours plus nuancés face aux impacts sur la biodiversité et aux difficultés de gouvernances sont apparus dans la seconde partie.
Il est probable que la concurrence pour l’espace maritime se traduira dans le futur par un conflit de plus en plus intense entre d’un côté la non-destruction des milieux océaniques et les modes de gouvernance des océans, et de l’autre les industriels à l’assaut de la mer – l’éolien n’étant qu’un des cinq autres panels dédiés à la décarbonation, dont quatre sont dédiés à la géo-ingénierie de captation physico-chimique du carbone (cf article à venir//Juliette//).
[1] La diapositive finale crédite les financeurs à savoir France Énergies Marines et l’Agence Nationale de la Recherche (dispositif France 2030) via le programme NESTORE.
[2] Nogues Quentin, Baulaz Yoann, Clavel Joanne, Araignous Emma, Bourdaud Pierre, Ben Rais Lasram Frida, Dauvin Jean-Claude, Girardin Valérie, Halouani Ghassen, Le Loch Francois, Loew-Turbout Frédérique, Raoux Aurore, Niquil Nathalie (2023). “The usefulness of food web models in the ecosystem services framework: Quantifying, mapping, and linking services supply”, Ecosystem Services , 63, 101550 (14p.).
Share