Agir pour l’océan : agir pour les pêcheurs ?

Retours sur l’Ocean Action Panel 5
Mercredi 11 juin 2025, j’entre pour la première fois dans la « Blue Zone », accessible uniquement sous accréditation, et dont les alentours sont hyper sécurisés. Le scan du badge d’accréditée est la première étape pour y rentrer, suivi d’un contrôle des sacs par des équipements au rayon X et du passage sous des portiques de détection magnétique. Je suis avec une collègue du groupe d’ODIPE et nous tombons nez à nez avec deux représentants du secteur des pêches françaises. Ils vont assister au même Ocean action panel que moi, consacré ce matin aux pêcheries : « Fostering sustainable fisheries management including supporting small-scale fisheries ».

Nous avançons ensemble dans un paysage urbain, portuaire, bétonné et ensoleillé. L’espace longiligne de la zone bleue est dessiné par de longues allées, étroites. Leurs limites sont définies par des barrières amovibles de protection. Elles suivent les berges de Port Lympia et distribuent un réseau de salles, pour la majorité d’entre elles préfabriquées. De ces installations éphémères surgissent, sous la trentaine de degrés qui écrasent la Côte d’Azur et les discours alertant sur les répercussions du changement climatique, les tuyaux du réseau d’air climatisé qui les équipent. Les caméras et micro des journalistes occupent les coins, les bords et les espaces en marge où il est possible de stationner. Idéalement, les objectifs auront déniché une perspective en second plan de l’image sur les bateaux amarrés aux quais opposés du port, venus spécialement en représentation à Nice. Des barnum accueillent ici et là des tables distribuant café, thé, jus et verres d’eau. Des agents de sécurité régulent la circulation. Il n’y a pas de point central, et l’organisation de l’espace contraint les possibilités de rassemblement.

Ma collègue du collectif d’ethnographes se détache du petit groupe que nous formions : elle vient de rencontrer une journaliste du Marin (un journal français spécialisé sur les questions maritimes appartenant au Groupe Ouest France). Alors que son collaborateur nous quitte à son tour, je reste avec l’un des deux « pêcheurs industriels » rencontrés plus tôt. Nous discutons de sa venue à l’UNOC, et je finis par lui demander ses impressions vis-à-vis de ce sommet des Nations Unies. Sa réponse spontanée est celle d’un sentiment plutôt positif, et généré en amont et en dehors du sommet par l’ONG Bloom (une organisation environnementaliste influente en France dans la lutte contre les pratiques et méthodes de pêche industrielle considérées comme destructrices pour les océans). Bloom a d’après lui oeuvré au rassemblement des pêcheurs français : en perspective de l’UNOC et en publiant le 23 mars dernier un « avis aux supermarchés : la liste rouge des navires destructeurs », critiqué pour contenir des erreurs, elle les aurait « tous mis dans le même paquet » et déclenché ainsi un potentiel de « nouveau front commun ». « Ça nous fera pas de mal. Même Olivier Le Nézet (ndlr président du comité national français des pêches maritimes et des élevages marins, organe de représentation professionnel du secteur des pêches, et directeur du port de Lorient dans le Finistère Sud), qui ne rassemble pas tout le monde, est plus rassembleur en ce moment ».

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Ces propos ont de quoi surprendre. Le secteur des pêches en France n’est pas caractérisé par l’action collective ni par une tradition syndicaliste (Greffie et al. 1995, Viaud 2005). Une des raisons est que ce secteur de production primaire[1] est marqué par une forte distinction entre « métiers ». À la pêche, le « métier » désigne une pratique visant une espèce ou qui emploie un engin de pêche spécifique. Chaque engin constitue lui-même un instrument de connaissance des environnements maritimes et inclue « plus largement l’ensemble des conditions de travail et de rentabilité associé à un type de pêche » (Jorion 1979 : 122). Par ailleurs, le contexte du secteur des pêches français est marqué par la polarisation croissante des figures du petit pêcheur travaillant sur un bateau de pêche dite artisanale, et celle du pêcheur industriel travaillant sur un bateau où gestes et outils de production répondent à une certaine standardisation. La figure du pêcheur industriel est par ailleurs plus énigmatique : il navigue plus loin, plus longtemps et, il est surtout davantage pris dans la toile globalisée des chaînes d’approvisionnement des produits de la mer. Ainsi, et malgré les difficultés à catégoriser exactement les deux groupes desquels on parle, pêcheurs artisanaux et industriels sont le plus souvent opposés, qu’il s’agisse des représentations véhiculées sur le secteur par les médias, les organisations environnementalistes ou, comme ici à Nice, de la fabrication des récits politiques et publiques sur les questions des pêches.

Ces propos expriment, aussi, les difficultés de ce secteur à repérer ce qui peut être partagé pour agir ensemble. Comme ces représentants rencontrés ce matin, les personnes qui travaillent pour la filière pêche sans être marin se qualifient, dans ce genre d’espace et par facilité, de « pêcheurs ». Ce sentiment étendu d’appartenance au groupe professionnel invite à formuler deux observations. Celle selon laquelle pêcher en mer, comme activité technique et pratique, s’inscrit dans des organisations distribuées (Dodier 1995) de la vie et du travail embarqués, mais aussi du travail effectué à terre par celles et ceux qualifiés de « sédentaires ». La seconde observation repose sur la commune représentation unifiée du groupe des « pêcheurs ». Ce représentant des pêches industrielles nous invite à imaginer autre chose qu’une polarisation entre les figures du matelot, du capitaine, du capitaine armateur, de l’armateur, ou du pêcheur industriel et du « petit » pêcheur. Cette démarche n’est pas nouvelle : les représentants de l’industrie inscrivent fréquemment leurs actions et leurs plaidoyers dans ces tentatives d’unification. Elle rappelle ce que Julien Noël observait à la fin des années 2000, à propos de ce qu’il a nommé l’ « altermondialisation halieutique » : le « verdissement » autoréférentiel (Noel 2011)  des groupes industriels par leur rapprochement avec la petite pêche, communément considérée plus durable et responsable, et que les ONG commençaient à inscrire au coeur de leur défense. Cette recherche d’homogénéisation a comme corollaire de diluer l’importance des rapports de pouvoirs entre les personnes propriétaires des outils de production (les navires) et celles et ceux qui travaillent pour ou avec eux. Elle invisibilise par ailleurs et en partie les relations de subordination entre les employeurs qui restent à terre et les employés qui partent en mer (particulièrement dans le cas des pêcheries industrielles).

Comment, alors, parler d’enjeux partagés ? Un « front commun » (pour reprendre le terme employé par notre interlocuteur) est-il possible ? Est-il même souhaitable ? Se poser ces questions doit s’intégrer au contexte d’une dépendance des pêcheries (quels que soient les océans, les mers et les cours d’eau) à la « productivité écologique » (Campling 2012 : 53) – c’est-à-dire à l’état, la santé, des écosystèmes aquatiques dans une perspective d’exploitation. Cette dépendance impose une régulation des pêcheries, qu’elles soient lointaines ou côtières, qualifiées d’artisanales, de semi-industrielles ou d’industrielles, et dont les parties prenantes sont autant diversifiées qu’inscrites dans des enjeux multi-scalaires, alimentaires, politiques et économiques ; à l’image, finalement, d’environnements et d’écosystèmes vastes et connectés. Les océans rassemblent et connectent physiquement les populations humaines, les pays, les continents et les marchés. La communauté halieutique, scientifique notamment, affirme aujourd’hui la nécessité de considérer plus encore les interconnexions multiples et complexes des écosystèmes et de leurs habitants, les uns débordant sur les autres : pollution des océans, déclin de la biodiversité, perte de l’autonomie alimentaire pour certaines communautés littorales, appropriation d’espaces marins, inégalités environnementales. D’un autre côté, le travail en mer, lui, n’est pas fluide : il est fait de tensions, de ruptures et de discontinuités (McCall Howard 2017). Les entreprises qui arment plusieurs bateaux de pêche, tout comme les chaînes d’approvisionnement des produits de la mer, tirent d’ailleurs parti de l’éclatement géographique des navires, ainsi que du turnover et des inégalités entre personnes à bord et entre navires. « La sociologie éclatée et polymorphe des pêcheurs » (Clouette 2019 : 358) constatée à l’échelle française semble plus criante encore à l’échelle internationale, puisque les situations politiques, économiques et écologiques d’un pays sont des paramètres importants dans l’accès aux espaces et aux ressources halieutiques.

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Finalement, nous nous apprêtons à assister à une séquence de diplomatie océanique qui, à une toute autre échelle, met en scène des tentatives similaires d’unification du secteur des pêches et d’identification d’enjeux partagés. Cette mise en scène est contrainte par les codes du multilatéralisme contemporain, qui renvoient et délèguent le travail à d’autres instances internationales, elles-mêmes en charge de tenter de gouverner les réseaux actuels d’exploitation de la mer et des marins (en particulier : les Organisations Régionales de Gestion des Pêcheries, l’Organisation Internationale du Travail, et l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture – la FAO). La séquence sur les pêcheries de cette méga-conférence sur les océans place au centre de ses préoccupations le maintien et la durabilité d’une activité séculaire pratiquée par des populations côtières qui vivent, au quotidien, de l’exploitation des espèces vivantes aquatiques. On peut se poser une question : comment les voix de celles et ceux qui travaillent de la mer, et leur pluralité, se font-elles entendre ? Il est important d’annoncer, en préambule, qu’aucun marin pêcheur ne prendra ou n’aura publiquement la parole durant cette séquence.

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Il est 9h45. Nous entrons dans la salle réservée aux Ocean Action Panel de la zone bleue (traduit en français par « table ronde Action pour l’océan »). Les Ocean Action Panel sont des moments consacrés pour que les membres de délégations nationales des États membres, des représentant·es des Nations Unies, d’instances internationales et de « parties prenantes », s’expriment sur les axes thématiques de ce troisième Sommet sur les Océans[2]. Chacun des 10 panels[3] porte sur les problématiques qui structurent la Conférence. Sur le site de l’UNOC, ces séquences sont décrites comme des « dialogues » qui doivent permettre « l’engagement des différents acteurs, la création de coalitions et de projets en faveur de l’Océan ». Elles doivent également permettre « d’ancrer la Conférence dans l’action en proposant des solutions concrètes avec l’ensemble de ses participants ». Elles affichent, donc, des objectifs de mise en mouvement d’alliances multi-partites tournés autour d’un principe : celui de l’ « action ».

En fond de salle et en surplomb de l’assemblée, des petites cabines (très performantes sur le plan phonique) sont le lieu de travail des interprètes des 6 langues officielles des Nations Unies : arabe, chinois, anglais, français, russe, espagnol. Leur travail est transmis en direct à l’audience, casques sur les têtes. Il ne reste plus beaucoup de place dans les quatre rangs des observateur·ices situés au pied de ces cabines. Je me dirige vers quelques sièges restés libres, quand un homme d’une cinquantaine d’année lance en ma direction, d’une intonation fière : « this is seat for fishermen ». Je finis par trouver une place. À ma droite, mon voisin est pêcheur artisanal au thon. Il travaille et est originaire d’une zone occupée en Colombie par les groupes armés. Je le reverrai plus tard à d’autres évènements portant sur la pêche. En ce début de séance, les rangs sont pleins à craquer, marches comprises. Sur les grandes rangées de tables blanches et équipées de micro, de nombreuses places de pays et parties prenantes sont vides. À l’extrême opposé de la salle, nous faisant face, l’estrade où se situent les modérateurs et discutants de la séance est en pleine lumière. La salle est remplie de caméras pour retransmettre et archiver la séquence[4].

Ocean Action Panel 5, photo prise depuis les rangs des observateur.ices. Crédit : Manon Airaud

Les remarques préliminaires du président du panel nous avertissent : les « résultats » issus de ces déclarations seront, pour finir, exposés lors de la plénière de clôture de la Conférence, deux jours plus tard. Sous la forme d’une table ronde, un modérateur accompagné d’experts posera les enjeux de l’action ; puis la parole sera donnée à la salle dans un second temps, pour appuyer et proposer des actions.

Cela pose le cadre : je comprends que la mise en scène de l’action s’accompagne ici de plusieurs logiques, distribuées en des espaces et des temps distincts. La première de ces logiques place l’action dans un contexte extérieur à la salle dans laquelle nous nous situons. Les acteur·ices en présence ici ne sont pas les auteur·ices de l’action et des actions reportées. Ils et elles la et les racontent, la et les constatent : elles sont contenues dans un registre délibératif. Quant à la place donnée au fait d’agir, dans une perspective dynamique et de type interactionniste cette fois-ci, elle est réservée à celles et ceux qui, dans un second temps, analyseront ces prises de paroles et les synthétiseront. L’action repose donc sur celle de prendre la parole et, à partir d’elle, sur la création de recommandations. Des recommandations auxquelles les parties prenantes s’accorderont en bout de chaîne, ou non. Nous devons dès lors admettre « l’existence d’acteurs qui assurent la coordination et la continuité de l’action » (Ogien 2013 : 2) en dehors de la situation observée.

Ceci donne peu de prise, en tant qu’observateurs, pour comprendre comment peuvent être partagées des décisions opérationnelles sur la base d’une mise en commun de pratiques et de réflexions. Il n’y a pas de place, ici, pour débattre des visions parfois divergentes. Dans une série successive de prises de parole, le public est invité au jugement. Chacun·e, tour à tour et dans un temps qui est compté, déploie un point de vue situé dans la position qu’il ou elle occupe : sur ce qui importe, sur ce à quoi il faut tenir, éventuellement sur la manière dont « son pays » s’y prend ou souhaite s’y prendre. Or, au-delà des mots, ces visions d’avenir pour la production de produits de la mer ont une action sur les espaces océaniques et sur les marchés agroalimentaires que nous fréquentons : elles orientent et sont orientées par, entre autres choses et malgré tout, des choix techniques, économiques et réglementaires. Mais ces visions n’agissent pas équitablement.

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Le président de la table ronde du panel, premier ministre et ministre des Affaires étrangères du Vietnam, commence par ces mots introductifs :

« Excellence, mesdames messieurs, notre table ronde aborde un sujet d’importance capitale : la durabilité des pêches et notamment la pêche artisanale, qui représente au moins 40% des pêches et une ressource de protéines et de nutriments. La gestion des pêches est centrale pour poursuivre les objectifs de développement durable, notamment la faim ».

Après avoir décrit les « défis semblables à ceux de l’Europe » auxquels est confronté son pays et sa population – « la perte de biodiversité, le réchauffement climatique, l’érosion côtière » -, le président de séance expose les « souhaits du Vietnam » en matière de gestion et de développement du secteur des pêches, « pour en faire un pilier majeur de l’économie vietnamienne ». En tant que « grand contributeur à la sécurité alimentaire mondiale », il annonce que les politiques phares, adoptées par son gouvernement, visent à une extension des aires marines protégées (de 3% aujourd’hui à 5% d’ici 2030), et au développement de l’aquaculture : pour « limiter les impacts sur l’environnement », « augmenter la production » et passer ainsi « d’une pêche basée sur la capture vers une pêche basée sur la culture ». Il mentionne également les mesures prises pour des « systèmes de données améliorés », la mise en place de licences numériques, l’installation obligatoire de systèmes de surveillance sur tous les navires de pêche ; des mesures qu’il dit appuyées par une assistance financière à l’expertise technique, afin de soutenir leur « implémentation » via une « gouvernance inclusive ». L’utilité de telles mesures est admise à l’échelle internationale pour une gestion des pêches améliorée et basée sur une plus grande connaissance des milieux océaniques, dans lesquels l’obtention de données est difficile et coûteuse. « L’avenir des pêches et le bien- être de milliards de personnes dépend de notre action et notre engagement pour gérer et coordonner des actions locales ». Cela étant dit, en tant que « grand contributeur à la sécurité alimentaire mondiale », il précise que « le Vietnam est toujours en butte à la pêche illégale, d’où la carte jaune levée par l’Union Européenne ». Il conclut sa prise de parole en soulignant « l’attachement du Vietnam à des objectifs de durabilité de l’exploitation des ressources », et en prend pour preuve « la participation du Vietnam à cette conférence ».

Cette première intervention donne le ton. Elle est un condensé des grandes problématiques écologiques, économiques, alimentaires et techniques, en même temps qu’un exposé des notions et des idées clefs qui peuplent l’espace de la diplomatie maritime en matière de pêche. Elle présente une certaine vision, au centre de laquelle la surveillance et le développement de l’aquaculture occupent une place centrale. Au coeur de ce panel, le pêcheur artisan est érigé en figure de proue des objectifs de l’ODD 14 et pilier essentiel des économies locales. Il semblerait que cette idée fasse un certain consensus. Par ailleurs, le sentiment de faire communauté et celui de responsabilité à agir collectivement, à cette échelle, suppose d’identifier une menace commune : ici, la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (la pêche INN). Elle sera arborée, tout du long des trois heures à venir, comme étant au coeur des motivations à progresser – selon les mots de la co-présidente du panel, la ministre pour la protection de l’environnement et la transition verte de Croatie – dans la « culture de la conformité » et dans la collecte de données, arguant que gérer suppose, en amont, de mesurer et d’évaluer. Ce dernier argument se fait l’écho d’une problématique centrale pour la gestion des pêches à de multiples échelles : celle de la production de connaissances appelées à être scientifiques pour appuyer les décisions. La science et la communauté scientifique, comme l’a montré la grande conférence scientifique (le One Ocean Science Congress – OOSC) qui s’est tenue la semaine précédente, occupent dans les dispositifs de gestions des pêches une place centrale. En contre-point de cette exigence, deux sujets d’interrogation peuvent être formulés : celui de « comment agir » lorsque nous ne connaissons pas, ou nous ne savons pas bien ; et celui de l’intégration d’autres formes de savoirs, pratiques notamment, dans les processus de décision.

Deux interventions plus tard, c’est au directeur de la FAO (l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) de prendre la parole, « ravi de pouvoir participer à ce dialogue interactif et prospectif ».

Après avoir souligné les « efforts menés par l’Asie, dans le domaine de l’aquaculture notamment », il avance que la gestion des écosystèmes est une pierre angulaire pour la paix et la stabilité, et que « nous devons rendre durable le secteur des pêches, pour que les systèmes d’aliments aquatiques nous aident à lutter contre la malnutrition, la faim et la pauvreté, avec un moindre coût sur les écologies ». Dans la zone bleue, la prochaine publication du rapport de la FAO est largement médiatisée, et cet Ocean Action Panel est une occasion de taille pour le rendre de nouveau visible : « après ce sommet, la FAO publiera son premier rapport sur l’évaluation de pérennité de près de 6000 stocks à travers le monde ». Il rappelle son contexte de production : 650 experts, 92 pays et 200 organisations. « Cela montre bien comment le multilatéralisme est indispensable et l’importance des institutions pour l’action collective », rappelant sans jamais les nommer, les coupes budgétaires que vit l’ONU depuis le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis. 

La FAO va avoir 80 ans, tout comme l’ONU. Suite à ce constat, et sans mentionner de lien de cause à effet très clair, Qu Dongyu, son directeur général ayant ici la parole, souligne alors l’importance de « suivre le même cap ensemble » : « nous n’avons pas le choix d’emprunter cette voie, mais nous devons le faire ». Cette voie, à travers la voix qui est la sienne, est composée d’une liste d’éléments fréquemment retrouvés dans les discours : gérer de manière efficace les pêches du monde, lutter contre la pêche INN en renforçant la gouvernance des pêches à tous les niveaux (cadres, règles de conformité, suivi et contrôle des captures) et tout en sachant que « chaque partie règlemente les choses de manière différente, car tout cela dépend des capacités sur le terrain », renforcer les ORGP (Organisations Régionales de Gestion des Pêcheries), mettre en place des « politiques éclairées, des pratiques responsables et aller vers un développement durable sur la pêche à long terme, qui doit s’appuyer sur un travail scientifique spécifiquement important ». Enfin, il rappelle l’importance des investissements dans la science, celle de la réduction des déchets et du gaspillage, tout en facilitant l’accès au marché.

Ce dernier point est l’évocation, en quelques mots très rapides, d’un continuum terre-mer peu rappelé dans les interventions qui suivront, quand bien même les secteurs des pêches sont marqués par les changements climatiques, par la pollution terrestre, par les structures inégalitaires en termes de genre et de classes, et par l’offre et la demande des marchés agroalimentaires qu’il irrigue. 

À la table également, le commissaire des pêches et des océans de l’UE, le directeur général de l’agence du forum des pêche des îles du Pacifique, un professeur en économies des pêches et des océans de l’université de Colombie Britannique, le secrétaire de la commission des pêches de l’Atlantique Nord-Est, et la secrétaire générale du réseau des femmes africaines transformatrices de poisson et commerce (AWFishNet), originaire de Tanzanie et également co-présidente du WFF (World Forum of Fish Harvesters and Fish Workers). Cette dernière tient des propos plus incisifs sur la nécessité de penser des « actions concrètes ». Son intervention fait part d’épreuves pratiques, du quotidien, en particulier celles des femmes travaillant dans le secteur des pêches artisanales. Elle appelle à la participation et l’intégration des pêcheurs artisanaux et des travailleurs et travailleuses dans les processus de décisions. Elle défend l’idée que l’action de la communauté internationale passe aussi par l’encouragement à adopter des solutions « aussi petites soient-elles », et non pas uniquement par l’économie bleue, les AMP ou la planification maritime. Lorsqu’elle mentionne l’importance des « droits humains » comme devant être au centre, avec la pêche artisanale, « de ce genre de discussion », elle est coupée par un tonnerre d’applaudissements et de cris enthousiastes en provenance de la salle. L’ambiance qui est soudainement montée dans la pièce est-elle le signe d’une adhésion généralisée à ces propos qui nous font redescendre vers le terrain, vers le quotidien, vers la pratique et, donc, vers un autre modèle de l’action ?

Les exemples mêlés de constats, d’actions mises en oeuvre, de plans de gestion, de « renforcement des capacités », se répètent au fil de l’ensemble des interventions. Chaque intervenant·e a dorénavant trois minutes pour s’exprimer. En trois minutes, il faut parler vite, cibler son propos, être concis·e et percutant·e.

Le président des îles Kiribati et représentant du forum des îles du Pacifique est le premier, dans la salle, à prendre la parole. Il rappelle, comme d’autres après lui, l’importance de la pêche dans les systèmes alimentaires, les économies et les identités locales des territoires côtiers, et tout particulièrement la pêche artisanale. Il rappelle, également, la forte concurrence dans l’accès aux marchés mondiaux, les faibles capacités de certains pays pour lutter contre la pêche INN et pour renforcer la gestion durable et respectueuse des pêches, appelant alors à ce que « la justice » soit « assurée par le partenariat et la finance ». Ce point sera de nouveau souligné dans plusieurs prises de paroles : il met en lumière les disparités non seulement d’accès à la haute mer entre les flottes ou les pays plus ou moins en mesure de soutenir son secteur des pêches, mais aussi les disparités quant aux capacités à s’équiper de systèmes de surveillance et de cadres de contrôles. Adoptant une vision technophile pour l’amélioration des performances des flottilles, la représentante des îles des Maldives expose des ambitions « plus grande que (leurs) capacités » et avance l’idée selon laquelle une pêche durable doit marier « traditions et technologies ». Seule la représentante du Gabon mentionne directement les dispositifs des accords de pêche pour l’accès aux ZEE par les flottilles étrangères aux activités industrielles, des dispositifs qui d’après elle ne « répondent pas aux intérêts du pays ». Peu avant la toute fin de cette séquence, une nouvelle salve d’applaudissements viendra ponctuer l’intervention d’une représentante du Collectif international à l’appui des travailleurs de la pêche et originaire du Ghana. Tout comme la première prise de parole qui abordait la place des travailleurs et travailleuses des pêches artisanales, elle défend des démarches ascendantes qui n’excluraient pas les pêcheurs de leur propre territoire. L’inverse, dit-elle, constitue « un danger pour l’ODD 14 et l’avenir durable des océans ». « Il faut protéger les artisans contre le secteur de l’économie bleue en concurrence », ajoute-t-elle.

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De nombreuses interventions soulignent l’inéquitable disposition des États à investir dans des moyens de surveillance, des outils de production et d’encadrement du travail. Lors de cet Ocean Action Panel sur les questions des pêcheries, la photographie que nous y avons capturée nous expose au contraste entre États différemment exposés aux enjeux écologiques qui concernent le secteur des pêches. Cette différence d’exposition apparaît corrélée aux positions plus ou moins influentes qu’ils occupent dans le secteur des pêches à l’échelle mondiale (capacités de déploiement de flottilles hors de sa zone économique exclusive, poids et influence sur les marchés agroalimentaires). Nombreuses aussi sont les prises de paroles qui ciblent la pêche artisanale, quand peu de place est donnée aux pêcheries industrielles. Enfin, certains discours établissent l’ « aquaculture responsable » comme solution pour développer le secteur économique de production des produits de la mer, tandis que d’autres promeuvent en priorité le soutien à la sécurité (certains parlent de souveraineté) alimentaire des territoires côtiers. Mais nulle part ces deux visions sont discutées ensemble, alors que les critiques faites à l’aquaculture sont virulentes lorsqu’elle est, justement, opposée aux possibilités de maintien des économies vivrières de certaines zones littorales (comme au Sénégal par exemple).

Les déclarations ont rarement été accompagnées d’éléments pour comprendre ce qui se passe sur le terrain. La mise en oeuvre concrète d’une observation fine des volumes et composition des captures auprès de centaines voire milliers de bateaux est associée à des enjeux financiers plus qu’à des enjeux opérationnels et aux réalités du travail de pêcheur en tant que tel. En tant que geste technique et quotidien, encadré et ouvrant dans certaines régions du monde l’accès à des droits et à un statut reconnu par les États[5], on peut aussi penser à l’encadrement du travail : seules les deux représentantes d’organisations de pêcheurs mentionnées plus tôt en ont fait cas. Ces interventions, qui rappellent le besoin de s’intéresser aux conditions de travail des marins pêcheurs, ont mis en exergue l’ombre portée sur les réalités de ces travailleurs et la faible visibilité qui leur est donnée dans ces instances. Il est pourtant aisé de penser que les questions écologiques, pratiques et sociales qui parcourent le monde des pêches gagneraient à être étudiées en intégrant davantage les épreuves et les expériences qu’en font les pêcheurs et les travailleurs et travailleuses des filières directes à terre : leurs relations aux océans et à la mer d’une part, leurs liens avec les groupes humains avec lesquels ils interagissent dans le cadre de leur activité d’autre part et, enfin et plus globalement, avec les sociétés dans lesquelles ils vivent. Pourtant, la tension, faite du jugement que nous sommes invités à rendre en tant que public, est constitutive de la discussion : les frictions entre les échelles, entre utopie et épreuves pratiques, entre le monde des idées et celui du terrain, entre une volonté d’engagement collectif pour des actions concrètes, la défense d’intérêts économiques et celle d’intérêts écologiques ; une discussion qui n’a pas vraiment la place de se déployer dans les modalités d’organisation d’un OAP. Dans un tel contexte, est-il possible de dépasser les distances ontologiques des rapports aux environnements maritimes, mais aussi sociales et économiques qui séparent et connectent entre eux les pays, les flottilles industrielles et artisanales, les communautés qui travaillent et se nourrissent de la pêche à travers le monde et ceux et celles qui décident  ?

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[1] On qualifie de primaire un secteur de production caractérisé par un travail direct sur des ressources naturelles, dont les activités produisent des matières premières non transformées, et dont les productions dépendent autant de « facteurs biologiques » qu’« économiques » (Artaud 2023 : 23). Le secteur des pêches est à ce titre rapproché de l’agriculture, mais aussi des forêts, mines et gisements (industries extractives parfois classées dans le secteur secondaire).

[2] Pour rappel, le thème principal, ici à Nice, nommé « Accélérer l’action et mobiliser tous les acteurs pour conserver et utiliser durablement l’océan ».

[3] Ocean Action Panel / Table ronde Action pour l’océan > n°1 : Conserver, gérer de manière durable et restaurer les écosystèmes marins et côtiers, dont les écosystèmes des grands fonds marins > n°2 : Développer la coopération scientifique, les connaissances, le renforcement des capacités, les technologies marines et l’éducation dans le domaine océanographique en vue de renforcer l’interface sciences-politiques pour la santé de l’océan > n°3 : Mobiliser des financements pour les initiatives océaniques à l’appui de l’ODD14 > n°4 : Prévenir et réduire nettement la pollution marine de tous types, en particulier celle résultant des activités terrestres > n°5 : Favoriser la gestion durable des pêches et soutenir notamment la pêche artisanale > n°6 : Promouvoir des économies océaniques durables, un transport maritime durable et la résilience des populations côtières, en ne laissant personne de côté > n°7 : Tirer parti de l’interdépendance de l’océan, du climat et de la biodiversité > n°8 : Promouvoir et appuyer toutes les formes de coopération, en particulier aux niveaux régional et sous-régional > n°9 : Faire appel aux produits de la mer durables pour éliminer la pauvreté et assurer la sécurité alimentaire > n°10 : Améliorer la conservation et l’exploitation durable des océans et de leurs ressources en appliquant les dispositions du droit international figurant dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer

[4] disponible via le lien : https://sdgs.un.org/events/ocean-action-panel-5-fostering-sustainable-fisheriesmanagement-including-supporting-small

[5] Par exemple en France le régime spécial de sécurité sociale nommé ENIM et le statut d’inscrit maritime.

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Campling, L. 2012. «The Tuna « Commodity Frontier »: Business Strategies and Environment in the Industrial Tuna Fisheries of the Western Indian Ocean ». In Journal of Agrarian Change 12 (2‑3) : 252‑278.

Clouette, F. 2019. Devenir pêcheur dans le sillage du capitalisme : ethnographie des frustrations et des aspirations de la nouvelle génération de marins-pêcheurs bretons. Thèse de Doctorat sociologie, Université Paris VIII.

Dodier, N. 1995. Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées. Éditions Métailié, coll. Leçons De Choses, 19 : 95-113.

Greffie, M-L., Lelchat, M., Boibien, M., Delabrosse, D. 1995. Le syndicalisme chez les marins pêcheurs. Revue juridique de l’Ouest.

Jorion, P. 1979. « Les deux concepts fondamentaux de la pêche artisanale. La ‘saison’ et le ‘métier’ à Houat (Morbihan) ». In Ethnologie française, nouvelle série, Ethnologie maritime, T.9, n°2 :  135-146.

McCall Howard, P. 2017. Environment, Labour and Capitalism at Sea. « Working in the Ground in Scotland« . Manchester University Press : 288p.

Noel, J. 2011.  » Regards géographiques sur la mondialisation halieutique. L’altermondialisation et les formes de résistances des « pêches artisanales » »Carnets de géographes.

Ogien, A. 2013. Théories sociologiques de l’action, Occasional Paper 14, Paris, Institut Marcel Mauss – CEMS.

Viaud, R. 2005. « Chapitre I. La lente émergence d’un syndicalisme fédéré des inscrits maritimes (1877-1901) ». Le syndicalisme maritime français, Presses universitaires de Rennes.

Manon Airaud

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