Dans les pas d’un représentant des pêches françaises à l’UNOC

Contacté en amont de l’UNOC, j’ai rendez-vous avec un représentant d’intérêts liés aux pêches françaises, incluant des filières industrielles, dont l’organisation d’affiliation est une structure importante de mon sujet de recherche. Je l’ai donc contacté quelques jours avant le début de l’UNOC 3, d’abord par email puis par SMS, afin de convenir d’un rendez-vous. Nous nous rencontrons le matin, au sein de la zone bleue, avant les premiers évènements diplomatiques de la journée. Nous nous installons, debout, accoudés au comptoir du guichet d’une compagnie de croisières méditerranéennes. C’est un des rares lieux de la zone bleue où nous pouvons nous installer dans un calme relatif, à l’ombre avant l’arrivée des nombreuses délégations nationales et autres participant·es. Cet emplacement reste un lieu de passage pour aller et venir d’un côté à l’autre de la zone bleue, et notre échange est ponctué d’interruptions pour saluer des connaissances, des collègues, ou noter le passage d’un·e ministre ou d’une délégation.

Outre des questions sur mes sujets de recherche personnels, je m’intéresse au rôle de cet acteur dans un tel évènement. Pourquoi est-il présent ? A-t-il des objectifs précis et un planning préparé à l’avance ? Combien de temps reste-t-il ? Est-il seul, ou avec d’autres collègues ou collaborateur·ices ? Autant de questions qui illustrent mon manque de visibilité sur ce qui se joue dans la participation des différent·es acteur·ices dans un tel méga-évènement.

Ce représentant de la filière est arrivé lundi dans la journée et repartira le vendredi après-midi. Il m’explique qu’il n’a malheureusement pas pu assister aux conférences scientifiques du One Ocean Science Congress la semaine précédente, bien qu’il aurait souhaité être présent car « on est hyper dépendants, à la fois sur la question de la ressource comme sur la question environnementale, c’est la base. » Mais partir deux semaines aurait été trop long, et il est la seule de sa structure à être sur place.

 

Il m’explique être venu à l’UNOC sans objectif très clair, car il sait qu’a priori « la majorité des annonces ou des positions qui seront prises à l’issue [de l’UNOC], c’est des choses qui sont déjà négociées avant ». Il est venu en tant qu’observateur avec un groupe qu’il désigne comme la « délégation des représentants de la pêche française ». Cette délégation n’a rien d’officiel, comme les délégations nationales. Il s’agit plutôt d’un groupe de professionnel·les du secteur des pêches et de leurs filières qui se connaissent et collaborent régulièrement dans le cadre de leurs activités respectives. Ses membres se retrouvent le soir pour discuter de la journée, pour « débriefer » des interventions des délégations et autres parties prenantes. Iels indiquent en journée où se trouve telle ou telle personnalité clé via leur discussion WhatsApp, et iels se répartissent les évènements du lendemain afin d’« essayer de se dispatcher, qu’on n’aille pas tous au même side event ». Finalement le fonctionnement de ce petit collectif de moins d’une dizaine de personnes semble comparable à celle de notre groupe d’ethnographes.

 

Quelques heures après notre entretien, je découvre sur un réseau social une vidéo de ce représentant dans laquelle il se réjouit du fait que les sujets « cruciaux » liés à sa filière sont enfin abordés au cours de ce méga-évènement onusien. C’est en effet la journée consacrée aux enjeux des pêches au sein de la zone bleue : le Ocean Action Panel « Fostering sustainable fisheries management including supporting small-scale fishers[2] » ainsi que bon nombre de side events sont consacrés au secteur pêche. Au cours de cette vidéo « coup de poing », il dénonce les prises de positions d’ONG qui auraient « pris en otage » le débat public français en amont de l’UNOC, sur des sujets « franco-français » tels que le chalutage de fond et les aires marines protégées, qui n’auraient pas leur place dans un tel sommet mondial. Cette vidéo est l’occasion de recadrer le débat et de mettre l’accent sur des problématiques qui lui semblent bien plus importantes que le cadrage fait par les ONG évoquées : lutte contre la pollution plastique, lutte contre la pêche illégale, décarbonation du secteur maritime ou encore gestion internationale des pêcheries. Mon interlocuteur me partage ce même constat lors de notre échange matinal, dénonçant une « polarisation » des positions sur les pêches françaises qui se serait amplifiée lors des quelques mois précédant l’UNOC. Les responsables de cette « cristallisation des positions » seraient certaines ONG environnementales et « certains scientifiques […] qui font plus du militantisme », qui « tirent à boulets rouges sur la pêche industrielle ». Au cours de notre discussion, je comprends que le terme de « scientifique » fait référence à des chercheur·euses issu·es du milieu académique considéré·es trop proches d’ONG, ce qui remettrait en question la validité de leurs travaux et avis scientifiques.

Dans ce contexte où les pêches ont selon lui mauvaise presse, il m’explique qu’un de ses principaux objectifs est de « grenouiller » en zone verte – l’espace dédié au grand public où il n’est pas nécessaire d’avoir une accréditation pour rentrer, contrairement à la zone bleue – afin de rencontrer un maximum d’acteur·ices pour « faire de la pédagogie » sur les pêches et leurs enjeux. Il me décrit une approche spontanée où il s’agit à la fois de retrouver des connaissances perdues de vue, d’assister à des side events, éventuellement intervenir pour rappeler quelques faits, et de renouer avec certaines ONG qui sont « des contacts qui ont été peut-être un peu perdus sur les dernières années ». L’objectif en zone verte semble donc de redorer l’image de tout un secteur défendu par son organisation, en se tournant vers un maximum d’acteur·ices de la société civile, notamment vers les ONG avec lesquelles il a déjà pu collaborer en contextes professionnels (dans le cadre de la Commission européenne par exemple). Une entreprise qui me semble facilitée par la sympathie et la capacité d’écoute de mon interlocuteur.

Vue de la zone bleue, depuis la zone bleue
Vue de la zone bleue, depuis la zone bleue

Au-delà de ses déambulations spontanées et de ses discussions informelles auprès des « représentants de la société civile », il est aussi le co-organisateur d’un side event à la Baleine – l’autre nom de la zone verte – auquel j’assiste le lendemain, en collaboration avec des représentant·es de l’administration centrale de l’État. Cet évènement a réuni une diversité d’acteur·ices : à la fois des industriels d’autres filières que des pêches et partenaires du sien, des représentant·es de l’État, des représentant·es de producteurs et d’ONG partenaires. À l’image de l’angle d’approche porté en zone bleue de l’UNOC, cette table ronde développe une approche tournée vers l’innovation technologique « bleue » et le développement économique et industriel afin de faire face aux défis environnementaux rencontrés par le secteur des pêches : construction navale pour moderniser la flotte, développement de l’innovation pour des moteurs à hydrogène, adaptation des infrastructures portuaires en conséquence, etc.

Lors de cet évènement, mon interlocuteur se place dans le public, à quelques chaises de moi, dans une assemblée composée d’une vingtaine de personnes. La table ronde présente les enjeux de la « transition énergétique du secteur de la pêche », les problématiques posées par le développement industriel, ainsi que la nécessité de l’État et de l’Union européenne d’accompagner l’innovation dans le secteur, et d’assouplir quelques normes industrielles jugées trop contraignantes. Les avis sont globalement convergents. Il y a peu de débat contradictoire, mis à part une question à la fin de la table ronde posée par une membre d’ONG, sur la transparence de la répartition des quotas de pêche par les organisations de producteurs[3]. Cette répartition a un impact sur les émissions du secteur puisque les quotas permettent le prélèvement de la ressource, et donc aux navires d’aller pêcher. Comme certaines techniques de pêche émettent moins que d’autres, jouer sur cette répartition serait une manière possible de réduire les émissions de carbone du secteur. Mais la modératrice fait remarquer que le sujet « sort un petit peu du cadre de [la] table ronde sur la décarbonation et la transition énergétique du secteur de la pêche » et « recentre » le débat.

Cet évènement donne un sentiment d’une forme d’entre-soi, un rassemblement d’acteur·ices alignés sur la manière de faire face aux changements climatiques dans le secteur des pêches françaises. En témoignent les discussions informelles et les poignées de mains chaleureuses entre les membres du panel et du public à l’issu de la table ronde, ou encore l’apostrophe d’un panéliste pour saluer un ancien camarade de formation présent dans le public.

 

La proximité entre les différent·es acteur·ices du secteur, remarquée lors de cette table ronde, rejoint mes observations faites à d’autres reprises en zone bleue : poignées de main en début de side event, discussions informelles en groupe restreint avant et après les évènements, « bavardages » dans le public, selfie dans le public lors d’un panel sur les pêches, déplacements groupés lors du passage d’un évènement à un autre au sein de la zone bleue. Au fil de mes observations lors des évènements auxquels j’assistais en lien avec mes thématiques de recherche – et au sein desquels je retrouvais régulièrement le représentant du secteur avec qui je me suis entretenu -, les visages des participant·es me devenaient petit à petit familiers. Ces personnalités proches sont, comme lors de la table ronde organisée à la Baleine, des représentant·es de la filière pêche pour les relations les plus informelles (et supposément membres du groupe WhatsApp de la « délégation des représentants de la pêche française »), des haut·es représentant·es de l’administration française ou des membres de la délégation nationale.

Au même titre que mon interlocuteur – et que moi-même –, iels se placent en tant qu’observateur·ices parmi le public et prennent des notes sur les prises de parole et de positions des un·es et des autres. Comme pour se tenir informé·es des thématiques abordées, des problématiques soulevées par les différent·es intervenant·es, et évaluer la compatibilité du discours tenu avec leurs propres positions. C’est en tout cas mon impression lors de ces différents panels auxquels j’ai pu assister, corroborée par l’existence de ce groupe WhatsApp et leur volonté d’avoir une vision d’ensemble sur les discours tenus à propos des pêches au cours de ce méga-évènement onusien.

La présence de ce représentant de la filière à l’UNOC semble donc avoir un double objectif : consolider un réseau de partenaires du côté de la « société civile » d’une part, en tentant d’apaiser le débat public et en communiquant sur les enjeux des pêches qu’il juge prioritaires. D’autre part, sa présence en zone bleue lui permet de réaliser une « veille » sur les prises de paroles lors des plénières, Ocean Action Panels et autres side events. Enfin, cet évènement est également un lieu de réaffirmation d’une visibilité et d’une proximité auprès des acteur·ices du secteur ayant un pouvoir de décisions : autres représentants des pêches nationaux, voire internationaux, fonctionnaires d’administration centrale et membres de gouvernements.

 

[1] Note : afin de garantir l’anonymat, des détails ont été modifiés.

[2] Favoriser la gestion durable des pêches et soutenir notamment la pêche artisanale

[3] Les organisations de producteurs (OP) sont des structures associées à des territoires, composées de pêcheurs en charge notamment de la gestion des ressources. Elles gèrent entre autres la répartition des quotas de pêche entre leurs membres.

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Stanislas Bebin

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