De l’immersion à la submersion

Installée dans la zone verte, ouverte au grand public pendant toute la durée de l’UNOC, « La Baleine » est accessible du 8 au 22 juin 2025, au Palais des Expositions de Nice, à trente minutes à pied du port où se tiennent les conférences du sommet. Après trois jours d’immersion dans ce lieu, nous livrons ici nos premières impressions d’ethnographes.
Illustration 1 : Entrée de l’espace de la Baleine, espace identifié comme la « zone verte » ouverte au public sur inscription, située dans le Palais des Sports de Nice

« Archipel », « au-delà des frontières », « à bout de plastique », « bleu infini », « bleu profond », « Agora Neptune »… sont parmi les quelques noms énigmatiques donnés aux espaces qui organisent le plan du lieu sur lequel nous nous penchons. Tendu par une hôtesse en charge de l’accueil, ce plan nous indique les différentes scènes qui composent « La Baleine », entre pavillons d’exposition, expériences immersives, conférences, ateliers, rencontres, projections et autres.

Nous discutons un moment avec cette hôtesse. Contrairement à sa collègue embauchée par agence d’intérim, elle s’est inscrite sur le site de la ville pour être bénévole. Elle nous explique qu’elle est « passionnée par l’océan » et il lui parait important de donner de son temps pour un tel événement dans sa ville. Son enthousiasme nous rend impatientes de le découvrir à notre tour.

Un peu plus loin, en haut de quelques marches, une vaste galerie s’ouvre. Son plafond voûté évoque le ventre arrondi d’une baleine[1]. En contrebas, à nos pieds, le plan reproduit au sol indique que nous sommes dans la zone « d’embarquement ». Nous relevons d’autres termes poétiques, inspirés de l’environnement océanique ou des modes d’interactions humains pour l’approcher : « la vague », « immersion », « plongée libre ». À leurs côtés, plus pragmatique, l’espace « lounges partenaires » affiche la Fondation Oceano Azul, la Fondation Minderoo, Axa, BNP Paribas, Salesforce et la CMA-CGM, entreprise française de transport maritime en conteneurs détenue depuis 2024 par Bolloré Logistics et Altice Média, et principal soutien financier de l’organisation de l’UNOC à Nice.

Illustration 2 : Espace « lounges partners » parmi lesquels Malongo, partenaire de l’espace La Baleine

Nous commençons notre déambulation dans les allées. Nous y découvrons une segmentation harmonieuse des cloisons entre les pavillons, une diversité d’illustrations de l’océan, ses surfaces, ses profondeurs, ses espèces. À mesure que nous progressons dans notre exploration, nous passons de l’étonnement à l’incompréhension : le Pavillon « France Trois Océans » nous interpelle par son exotisme, avec ses photos de tortues, son totem, et les couronnes de fleurs portées par les personnes à l’accueil. Il détonne à côté du Pavillon « Récif des start-ups », porté par le programme 1000 Océan Startups, la multinationale SUEZ, le Forum économique Mondial et d’autres entreprises privées du secteur maritime. Certains pavillons s’articulent autour d’un projet scientifique, comme « European Ocean Digital » ; d’autres, comme « Bleu infini : l’océan de l’espoir », proposent une descente en sous-marin dans les abysses. L’omniprésence de ces expériences immersives et dispositifs sensoriels orchestrés par de grandes fondations comme celle du Prince Hussain Aga Khan ou Art Explorer, nous marque particulièrement[1]. Dans ce foisonnement de formes et de messages, difficile de comprendre ce que cet événement cherche à montrer, ni à qui il s’adresse.

Illustration 2 : Affichage des partenaires publics du Pavillon European Digital Ocean – le 5 juin 2025

Le site We Are the Ocean, qui recense l’ensemble des événements prévus à la Baleine, affiche un programme aux formats d’interventions et de sujets dont la variété est impressionnante : : « Le financement de l’océan », « La plongée au service de la science », « Voices of Ocean Action », « Philanthropie bleue »… et bien d’autres encore. Devant cette profusion, difficile de faire des choix. Curieuses, nous remplissons notre agenda quotidien jusqu’à saturation, en enchaînant les déplacements d’un espace à l’autre. A la fin de la première journée, nous nous rendons compte que nous avons suivi la moitié des interventions identifiées en amont. Nos carnets débordent pourtant de notes : d’un lieu à l’autre, nous avons été inondées de récits, d’images, de sons, d’expériences immersives et de mots d’ordre souvent percutants, parfois flous. En rejoignant les autres ethnographes, nous peinons à restituer ce que nous avons vu et entendu. Notre impression dominante est celle d’un espace saturé de messages qui composent une vision de l’océan peu familière, pour nous qui travaillons depuis plusieurs années sur cet objet : où sont les pêcheurs ? Où sont les sujets qui suscitent débats et controverses, tels que la surpêche, les Aires Marines Protégées (AMP), les migrants ?

Le lendemain, bien décidées à comprendre, nous revenons dans ce lieu feutré et climatisé. Après une nouvelle déambulation et écoute d’interventions, au milieu de la journée, nous regroupons nos informations. Un pavillon est clairement consacré à la pollution plastique : le Pavillon « À bout de Plastique », porté par trois associations internationales — la Fondation Tara, Plastic Odyssey et Surfrider Foundation. Les AMP, quant à elles, sont évoquées ponctuellement dans certaines interventions, ou encore au détour d’un échange avec le public. En dehors de ces cas isolés, il nous est encore difficile d’associer les Pavillons à des thématiques. Loin de nous décourager, nous poursuivons notre enquête, en nous intéressant cette fois aux acteurs présents sur ces Pavillons : intervenants, financeurs, partenaires. Nous relevons par exemple la présence d’un Pavillon « Ville de Nice », d’un Pavillon « France » et d’un Pavillon « Costa Rica ». Sur d’autres, la liste des partenaires affichés se fait plus longue, sans hiérarchie apparente, et complexifie la compréhension de l’articulation entre eux. C’est le cas des nombreux partenaires publics du Pavillon « European Ocean Digital » [illustration 2] où des représentations cartographiques de « l’océan jumeau numérique » sont exposées: un avatar de présentation a été crée avec l’IA et des conférences sur le monitoring et le suivi de l’océan se succèdent. Le Pavillon « Protéger, explorer, décarboner » met en avant quant à lui trois partenaires, dont la CMA CGM. Certains acteurs sont présents dans plusieurs Pavillons : c’est le cas de Surfrider Foundation que l’on peut retrouver au Pavillon « À bout de Plastique » et qui est très visible au Pavillon Next Generation : Ocean Base Camp. Ces formes de présence croisées rendent la lecture des rôles et du poids des acteurs difficile. En fin d’après-midi, nous sommes hébétées, fatiguées, mais toujours déterminées à comprendre : qui parle de l’océan, et de quel océan parle-t-on ? Un souffle d’espoir nous pousse à revenir : un rendez-vous est fixé avec l’une des responsables de l’organisation de l’espace de La Baleine.

Illustration 3 : Le Pavillon « Protéger, Explorer et Décarbonner » où s’affichent la CMA CGM comme « UNOC world partner » aux côtés d’autres géants industriels du secteur maritime – le 5 juin 2025

Au cours de cet échange, nous apprenons qu’elle a été détachée, quelques mois plus tôt, du Ministère des Affaires Etrangères pour inventer, créer et coordonner l’espace de La Baleine. Avec Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur des pôles et océans et envoyé spécial de Président de la République pour l’UNOC, et Ashok Adicéam, délégué général de l’UNOC, elle a conçu un projet porté dès l’origine par un « fil rouge » : utiliser les arts et la culture pour transmettre des messages au public. Cette information éclaire l’impression diffuse qui nous habite depuis notre arrivée à La Baleine : celle d’un lieu situé à l’intersection entre un forum des initiatives citoyennes pour l’océan, et une galerie d’art scénographiée. Nous apprenons aussi que l’acquisition d’un Pavillon dépend de deux critères d’éligibilité : être capable de fournir du contenu et disposer des moyens financiers nécessaires (le poids économique des entreprises citées plus haut doit-elle nous donner une idée des critères de solvabilité?). Ces conditions permettent de comprendre, au moins en partie, la sur-représentation du secteur privé parmi les partenaires affichés, mais aussi certaines unions inattendues au sein d’un même pavillon, comme celle entre l’Office Français de la Biodiversité et l’Angola au Pavillon « Au-delà des Frontières ». D’autres soutiens ne sont pas affichés explicitement, comme l’Arabie Saoudite sur le Pavillon “#Pourlecorail”. L’organisatrice nous précise également que le choix des thématiques de Pavillon reprend les dix Ocean Action Panels qui structurent l’UNOC[3], prévue la semaine suivante. Ainsi, nous apprenons qu’un Pavillon comme « Deep Blue » traite du sujet de l’extraction minière des grands fonds (Deep sea mining), soit le premier sujet dans la liste des Ocean Action Panels. Le porteur, Ocean X, présenté comme une ONG de déploiement d’outils d’exploration sous-marine, s’attache à y proposer une expérience immersive, narrative, interactive et guidée des profondeurs marines, remobilisant l’hypothèse que l’articulation entre une émotion positive et l’appropriation d’un savoir est facteur d’engagement. En revanche, les Aires Marines Protégées (AMP), sujet pourtant central et controversé, n’ont pas fait l’objet d’un pavillon dédié. Selon l’organisatrice, elles sont « difficiles à représenter visuellement ». Ce thème est ainsi abordé de manière diffuse dans l’événement : au détour d’une intervention ou à travers l’exposition photographique prévue dans les couloirs extérieurs. L’argument de l’invisibilité visuelle semble résonner avec la difficulté plus large à s’emparer du sujet et nous comprenons donc que la Baleine ne sera pas un lieu d’échange et d’interrogation visant à une meilleure compréhension des enjeux, des difficultés et des tensions qui concerne le sujet des AMP.

Cet échange très instructif sur les logiques de conception de la Baleine met en lumière une représentation de l’océan relativement homogénéisée, dominée par certaines voix – les investisseur technologiques et industriels – et par une approche qui privilégie les formes, les signes, au détriment du fond. Les conflits liés à la pêche (pêche illégale, surpêche, gestion des ressources), la dégradation des écosystèmes et de la biodiversité par les pollutions (terrigènes, navires), par les projets d’extraction de sables, miniers, par les bruits sous-marins, les conflits de souveraineté et de gouvernance, les outils de protection des écosystèmes comme les AMP et bien d’autres sont invisibilisés. Noyé dans une surabondance d’interventions sans cohérence, une liste interminable de partenaires hétérogènes et un surinvestissement de l’expérience immersive et positive, en dépit des vraies interrogations, menaces, inquiétudes et risques, cet espace nous donne l’étrange impression de nous être faites avaler par la Baleine. Reste à savoir : quel feu viendra nous en sortir ?

Entrée de la Baleine : début de l’expérience immersive avec des dispositifs de design et de technologies numériques sonores et lumineuses – le 4 juin 2025

[1] https://www.francebleu.fr/emissions/l-invite-d-ici-matin/unoc-au-palais-des-expositions-de-nice-impliquer-les-citoyens-a-la-protection-des-oceans-7614099

[2] Dans le programme le Baleine, plusieurs événements (conférences, rencontres et projections) portent sur la place de la philanthropie dans les projets en lien avec l’océan, que ce soit le consortium de fondations françaises à l’origine d’un “Appel des fonds et fondations pour l’Océan” (le Cercle environnement de l’association Un Esprit de Famille, en collaboration avec le CFF, Admical, le Collectif d’action transition écologique de la Fondation de France, la Fondation Terre Solidaire, et la Fondation du Patrimoine) ; à travers les partenaires financiers de l’événement (Ocean Azul Fondation, Bloomberg Philanthropies, Fondation Minderoo) ou encore des événements aux description énigmatiques à venir comme « mobliser la philanthropie collaborative pour les pôles : Lancement de la table ronde des donateurs polaires. »

[3] https://sdgs.un.org/sites/default/files/2025-05/UNOC3%20Ocean%20Action%20Panels%20links.pdf

Vue surplombante de La Baleine au Palais des Expositions -
Anne-Gaëlle Beurier

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