Quelle(s) science(s) pour les grands fonds marins ?

Lundi 2 juin 2025. Il est 8h30 lorsque notre collectif ODIPE se retrouve à passer les portiques de sécurité installés sur le site de Port Lympia, à Nice, à l’occasion du One Ocean Scientific Congress qui précède la Conférence des Nations Unies sur les océans.  L’échelle du dispositif sécuritaire détonne avec le faible flux de visiteurs qui s’acheminent vers la salle principale du site, construite pour l’occasion et sobrement nommée Room 1, pour assister à la session d’ouverture[1] du congrès. Celui-ci se targue pourtant d’accueillir plus de 2 000 participant.e.s du monde entier, à en croire la vidéo promotionnelle. La configuration de la salle reprend les codes des événements onusiens : des micros et des casques audio sont disposés à chaque place, permettant au public d’obtenir une traduction en direct des propos tenus par les intervenant.e.s et/ou d’intervenir pour poser des questions.

Figure 1. Vue de la « Room 1 » du congrès lors de la cérémonie d’ouverture. (02.06.2025, crédits : Juliette Kon Kam King)

Néanmoins, des questions, ce matin, il n’y en aura point. La séance est consacrée à une succession de discours portés par les figures organisatrices, scientifiques et politiques – et essentiellement masculines – du congrès. L’objectif de l’événement est de fédérer une communauté scientifique « unie autour d’une urgence commune », celle de protéger la plus grande mais aussi plus vulnérable « ressource » de la planète : l’Océan. La volonté de mettre la science à l’honneur et de (ré)affirmer son rôle est au cœur des interventions de Christian Estrosi, maire de Nice, de François Houllier et Antoine Petit, respectivement présidents de l’IFREMER et du CNRS, ou encore de l’Envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour l’Océan, Peter Thompson.

Alors que la vidéo introductive rappelle que la communauté scientifique sert à « fournir des connaissances scientifiques robustes, actionnables et essentielles » pour informer les politiques publiques, l’ancien directeur du CNES (Centre national d’études spatiales) explique que le congrès ne sert pas seulement à réunir des experts mais bien à les unir, et à former un « équipage navigant vers le même objectif »: celui de comprendre et protéger l’Océan.

L’enjeu du congrès est clairement posé : protéger l’Océan, certes, mais aussi assembler une communauté d’experts scientifiques qui peut sembler dispersée et disparate, au vu des nombreuses thématiques, disciplines et institutions impliquées dans l’événement. Affirmer l’importance de l’Océan, certes, mais aussi celle de « la » science. « Il n’y a de vérité que scientifique, il est bon de le rappeler dans cette époque traversée par le doute et les tentations anti-scientifiques », assène ainsi Christian Estrosi, tandis que le ministre français de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche mentionne les tensions géopolitiques qui fragilisent les réseaux et le financement des dispositifs scientifiques internationaux.

Au gré des sessions qui suivront cette cérémonie d’ouverture, cet enjeu de protéger la science n’en deviendra que plus visible. Loin d’une conférence scientifique aux atours exclusivement « académiques », les présentations faites au cours de la semaine participeront activement à mettre en réseau les acteurs scientifiques entre eux, mais aussi avec d’autres acteurs (notamment privés), à discuter le rôle politique et sociétal de la science et à sécuriser les ressources, notamment financières, nécessaires à son déploiement. Le congrès met ainsi en jeu la démarcation et la légitimation d’une communauté scientifique des océans, qui se veut le « pilier scientifique » de la Conférence des Nations Unies à venir, selon Jean-Pierre Gattuso, océanographe au CNRS et co-président du congrès.

Ces défis sont bien visibles en ce qui concerne la question des grands fonds marins. Ceux-ci sont particulièrement à l’honneur cette année, comme en témoigne l’existence d’un « thème » dédié, intitulé « Connaissance des grands fonds marins et moyens d’en permettre l’exploitation durable », et permettant à ce sujet d’exister tout au long de la semaine – et d’être suivi par une partie de notre équipe de recherche.

La mise en avant des grands fonds marins apparaît d’autant plus nettement lorsqu’on la contraste avec la dernière Conférence des Nations Unies sur les océans, tenue à Lisbonne en 2022. Celle-ci n’avait pas été précédée d’un événement scientifique, mais plutôt d’un événement à destination de la jeunesse. Surtout, les fonds marins ne figuraient pas à l’agenda officiel de la conférence. Ils étaient présents dans deux types d’événements parallèles seulement : d’une part, ceux des organisations non-gouvernementales destinés à faire prendre de l’ampleur aux enjeux de protection des fonds marins (Figure 1) ; d’autre part, ceux organisés par le Secrétariat de l’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM). Ces derniers étaient alors l’occasion de mettre en avant le travail de l’organisation internationale chargée de réguler l’exploitation minière au-delà des juridictions nationales. Ils permettaient de montrer son engagement dans la mise en place d’une « bonne gouvernance », souvent associée à l’idée de « développement durable » et de coopération avec la « science ». C’est par la médiation de ces deux ensembles d’acteurs que se jouait alors l’expression des acteurs scientifiques sur les grands fonds marins.

Figure 2. Les scientifiques Diva Amon et Sylvia Earle (à gauche) au Ocean Basecamp des ONG lors de l’UNOC2 à Lisbonne (2022.06.30 – crédits Tiago Pires da Cruz)

Trois ans plus tard, l’accent scientifique et politique placé sur les grands fonds marins permet d’interroger le rôle du One Ocean Science Congress pour assembler et légitimer « une » communauté scientifique sur ces sujets. Le thème 4 du One Ocean Science Congress permet à ces communautés d’y trouver des espaces de visibilité communs. Les sessions sont marquées par un public et des intervenants qui sont souvent les mêmes d’une session à l’autre : au sein du congrès, la communauté semble relativement stable et bien délimitée. Ces acteurs se connaissent et se sont préparés en amont à ces événements.

Si cette question mobilise une communauté scientifique déjà bien constituée, elle n’apparaît pas unifiée pour autant. On y retrouve un ensemble d’acteurs institutionnels et de figures individuelles qui jouent des rôles variés dans la production et la diffusion des connaissances. Les participants proviennent de plusieurs disciplines, principalement des sciences de l’environnement et du système-Terre. On trouve également des juristes et, plus rarement, des représentants des sciences Humaines et Sociales. Mais les participants ne sont pas uniquement des chercheurs. Plutôt, ils se retrouvent également affiliés à différentes organisations. Beaucoup de ces figures sont à cheval de plusieurs collectifs associés au monde de la recherche, mais aussi du monde de la consultance, d’entreprises privées et de grandes organisations non-gouvernementales. Les présentations reflètent cette diversité : certains chercheurs participent en leur nom propre, pour présenter des résultats ou des publications, tandis que d’autres prennent la parole au nom de leur institution ou de leur réseau. Certaines figures changent ainsi d’affiliations au gré de leurs présentations. Le congrès est également l’occasion d’apprécier l’émergence de nouveaux acteurs et les enjeux de financement d’une science des grands fonds particulièrement coûteuse. Ainsi, des entreprises d’exploration scientifique des fonds marins disposent d’un espace dédié dans la zone secondaire de la conférence où s’organisent de nombreux événements parallèles et dans certains panels du congrès.

Au travers des sessions, on voit poindre des réseaux collaboratifs divers, parfois entremêlés, parfois étanches. On retrouve alors régulièrement la volonté de réunir ces différentes figures et ces différents réseaux. Le Groupe de Travail « Grands Fonds Marins » du CNRS donne ainsi la parole au European Marine Board pour la présentation de son nouveau rapport ; la « Deep Ocean Stewardship Initiative » et la « Deep Ocean Observing Strategy » communiquent lors des mêmes panels ; l’équipe promouvant la création de l’IPOS (pour Plate-forme internationale pour la durabilité des océans) recense et invite ces différents acteurs lors de ses événements…

Figure 3. Présentation sur les monts sous-marins par Lissette Victorero (DOSI) lors d’un événement sur les fonds marins (2025.06.04 – crédits Tiago Pires da Cruz)

Dans la majorité des interventions, la recherche scientifique s’articule fortement avec des enjeux politiques et stratégiques. La conférence apparaît alors à la fois comme un moment de restitution de projets scientifiques et comme un lieu de mobilisation stratégique. Pour certain.e.s intervenant.e.s, l’événement est saisi comme le moyen de défendre explicitement le financement de la recherche scientifique ainsi qu’une position politique par rapport à des perspectives contemporaines d’utilisation des fonds marins. À cet égard, la question de l’extraction minière concentre l’essentiel de ces mobilisations.

Rares en effet sont les présentations qui, au cours de la semaine, ne mentionnent pas ces enjeux. Cette omniprésence des questions minières reflète le statut hybride de l’événement, à la fois présenté comme une conférence scientifique, et articulé explicitement avec le cadrage de la conférence onusienne qui la suit. Des discours communs semblent émerger de la plupart des présentations. Ceux-ci martèlent, d’une part, à quel point les fonds marins restent des espaces (trop) peu connus et la nécessité d’accroître les connaissances scientifiques à leur sujet. Ils soulignent, d’autre part, que les connaissances déjà existantes suffisent à démontrer les dégradations environnementales durables causées par l’extraction minière et à défendre l’application du principe de précaution à l’encontre de ces perspectives extractivistes. Lors d’une présentation, un panéliste s’empresse ainsi de démentir les supposés bénéfices de l’exploitation minière (voir Figure 3) tandis que deux chercheurs, par ailleurs investis auprès d’organisations non-gouvernementales de la conservation, présentent l’une de leurs publications scientifiques promouvant un moratoire sur ces perspectives extractives.

Figure 4. Présentation sur l’extraction minière des fonds marins (03.06.2025, crédits : Juliette Kon Kam King)

Le congrès rend visible l’influence de l’agenda politique international sur la communauté scientifique des fonds marins. Bien que diverse et éclectique, celle-ci semble mue par le désir de se positionner comme actrice de la gouvernance des fonds marins et de ses enjeux miniers. Ce discours, développé dans les arènes internationales depuis le Congrès mondial de l’UICN de 2021 à Marseille, est ici défendu avec vigueur. On le retrouve aussi bien dans une déclaration en ligne signée par près de mille scientifiques[2] que dans la déclaration finale du congrès. Dans un contexte marqué par le début du second mandat du président Donald Trump, la communauté scientifique des fonds marins réunie à Nice se saisit explicitement des menaces identifiées : l’exploitation minière et les désinvestissements publics du secteur des sciences océaniques. Ainsi, la conservation et de la recherche scientifique apparaissent comme les objectifs prioritaires des participant.e.s. qui n’ont de cesse de rappeler ce qui apparaît presque comme le slogan du congrès : “on ne peut protéger ce que l’on ne connaît pas”.

[1] Cette session est publiquement accessible ici : https://www.youtube.com/live/XOSGl7PIXvM (consulté le 09.06.25).

[2] https://seabedminingsciencestatement.org/

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